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«Au delà du visible»

    Par Camille Bardin

C’est un rituel auquel Lenny Rébéré s’astreint quotidiennement en rentrant de son atelier : il cherche, sélectionne et archive les images qui lui arrivent au gré de ses requêtes, parmi les quelques deux cent millions de clichés publiés chaque jour sur Internet. Ces images décontextualisées, désirées par l’artiste pour les formes qui les composent, viennent ponctuer ses œuvres, s’emmêlant les unes aux autres pour former des paysages brumeux. Comme lorsqu’on avance au bord d’un chemin sur lequel une lourde fumée s’est s’évanouie, c’est donc en tâtonnant que l’on découvre le travail de Lenny Rébéré. Même son évolution chromatique qui semblerait a priori réchauffer ses peintures (l’artiste passant du noir et blanc, au rouge) les maintient plongées dans une atmosphère toujours plus énigmatique, propre aux déambulations nocturnes. C’est la couleur que les lampadaires de nos villes étalent chaque nuit sur nos chaussées, elle est la chaude lumière qui voile les balades baudelairiennes. Un rouge qui agit aussi en contraste entre une photographie que l’on viendrait révéler, embaumée de l’éclairage sanguin des chambres noires, et une image sans doute jamais couchée sur papier, aujourd’hui égarée dans les abîmes du numérique.

Puis il y a ce titre, « Infras », que je ne peux omettre et qui vient comme une respiration dans la lecture des récentes pièces de Lenny Rébéré. C’est en effet le préfixe que Marx et Engels sont venus placer à l’initiale de la structure, créant ainsi le concept fédérateur des systèmes de production de nos sociétés, antonyme de la superstructure. Car ces images sont la base d’une collectivité sans territoire, d’une pensée sans corps qui grandit à travers Internet et se fait, selon Lenny Rébéré, le 

support d’une sociologie de nos rapports.

 

Mais surtout, l’infra est le rayonnement qui dépasse le spectre visible de la lumière, le rayonnement qui part se nicher au-delà des limites. Et c’est là-bas que Lenny Rébéré nous emmène. La réflexion du verre a d’ailleurs déjà happé nos traits, désormais engouffrés dans un espace alternatif, à la croisée des mondes : cachés entre le virtuel et le réel, l’intime et le collectif. Ces œuvres cristallisent ainsi les relations que nous entretenons avec les images. Car si l’on n’a de cesse de souligner leur impressionnante quantité, si l’on tente toujours inlassablement d’analyser ce zapping général et permanent, rien n’y fait : les images nous échappent ; elles nous assaillent au quotidien, s’emparent de nos attentions, puis se volatilisent aussi brusquement dans les limbes de nos réseaux.

Plus loin, il y a ces passants égarés sur lesquels notre regard bute. En fait, ils pourraient être vous, ou moi. Car ils sont les promeneurs de Google Street View, aujourd’hui âmes errantes et anonymes cachées dans nos écrans. Lenny Rébéré se saisit de ces inconnus, leur donne, si ce n’est un corps, une consistance picturale. Mais cachée derrière cette taule creusée, leur image se découvre par bribes en fonction des zones recouvertes ou non par les panneaux métalliques. L’artiste y a gravé le visage oublié de  figures historiques. Plus qu’une confrontation entre des époques, ces strates temporelles matérialisent la vie fantomatique des images et créent une survivance des formes passées, constructrice de l’ADN de notre culture. Ces anachronismes font de Lenny Rébéré un artiste anthropologue des images animé par l’envie de savoir qui sont les véritables fantômes de notre époque : ces personnages légendaires ou nos corps, brisés par les pixels.

 

 Camille Bardin, janvier 2019

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